Hubert Montagner, directeur de recherches à l'INSERM, démontre dans cet article l'importance dès la naissance des interférences du temps et de l'espace dans les constructions de l'enfance, y compris les apprentissages.
Les études combinées du développement, des processus d'attachement et des conduites de l'enfant montrent que, dès la naissance, et avant pour certains aspects, la relation, le temps et l'espace interfèrent à tout moment dans l'organisation et la fonctionnalité des « compétences-socles » qui sous-tendent les constructions de l'enfance, y compris dans les apprentissages (FI. Montagner,1995, 1996, 2002). En conséquence, lorsqu'on élabore dans les écoles des stratégies qui lient la relation, le temps et l'espace, on crée les conditions « basiques » pour que les enfants de tout âge puissent révéler ces compétences, quelles que soient leurs particularités, y compris lorsqu'ils sont «étrangers», «inadaptés» ou «handicapés». Ils peuvent alors structurer leurs processus cognitifs et libérer leurs ressources intellectuelles.
Je n'aborderai pas ici les systèmes de relations, ni leurs fondements comportementaux et psychiques, puisque ce domaine est bien exploré par les cliniciens qui participent au colloque (voir aussi H. Montagner, 1996, 1998,2002).
S'agissant du temps, les principales conclusions issues des recherches sur les rythmes veille-sommeil et les rythmicités psychologiques ont été rapportées respectivement par J.Paty et F.Testu. Je nie limiterai donc à la présentation de données récentes sur l'évolution temporelle de rythmicités «bio-psychologiques, qui sous-tendent le traitement de l'information à l'école maternelle, et donc les constructions qui sous-tendent l'accès au savoir et à la connaissance, notamment dans les apprentissages scolaires. Je présenterai ensuite quelques principes d'aménagement des espaces scolaires à partir des données de la recherche et des constats de la clinique (les espaces-temps).
1. Données nouvelles sur la genèse des rythmicités de la vigilance et du traitement de l'information au cours de la journée scolaire
Des données nouvelles se dégagent d'une recherche conduite pendant 3 ans sur les fluctuations au cours de la journée de la vigilance et de l'efficience dans le traitement de l'information, de la petite à la grande section d'école maternelle, au sein d'établissements scolaires dont certains sont situés en Zone d'Education Prioritaire et les autres en secteur «ordinaire».
Fondée sur une méthode proche de celle utilisée par Testu, mais avec des tests adaptés aux âges de l'école maternelle, la recherche permet de quantifier chez tous les enfants de la même classe leurs oublis et erreurs dans le «traitement» à quatre moments de la journée de signes «iconiques» et de signes linguistiques (dans chaque classe, les tests sont organisés une seule fois dans la journée à 9h, 11h, 14h ou 16h). Elle a porté sur plusieurs centaines d'enfants dans 12 écoles maternelles de la même région du sud de la France. Le traitement statistique de plusieurs milliers de tests révèle notamment que :
a). En grande section d'école maternelle (les enfants sont âgés de 5 à 6 ans au moment des tests), le pourcentage d'enfants peu ou non vigilants, c'est-à-dire qui commettent au moins un «oubli» (ils n'entourent pas tous les signes iconiques ou linguistiques identiques au modèle) et la fréquence des «oublis» suivent la même évolution journalière que celle mise en évidence chez les enfants de l'école élémentaire (Testu,1986-2001; Montagner et Testu, 1996) : les valeurs les plus élevées sont observées à 9h et 14h. C'est aussi ce qu'on observe pour le pourcentage des enfants qui commettent au moins une erreur dans le traitement de l'information (ils entourent un ou plusieurs signes différents de celui du modèle) et la fréquence moyenne des erreurs. Soulignons que, dans notre échantillon, l'organisation du temps scolaire est comparable à celle de la plupart des écoles élémentaires, c'est-à-dire une matinée de 8h30 à 11h30 et un après-midi de 11h30 à 16h30. Soulignons qu'un «temps de sieste» n'y est pas organisé après le déjeuner.
b). En moyenne section (les enfants sont âgés de 4 à 5 ans), les fluctuations au cours de la journée sont comparables à celles de la grande section, mais seulement pour le pourcentage des enfants «oublient». Cependant, elles sont moins marquées. En revanche, la fréquence moyenne des « oublis » ne varie pas de façon significative d'un moment à l'autre de la journée scolaire. Si on considère les erreurs dans le traitement de l'information, les résultats sont différents de ceux de la grande section :
- le pourcentage des enfants qui commettent au moins une erreur et la fréquence moyenne des erreurs augmentent progressivement entre 9h et 11h.
- le pourcentage d'enfants qui commettent au moins une erreur et la fréquence des erreurs sont encore plus élevés â 14h qu'à 11h, mais diminuent à 16h. Les valeurs maximales observées à 14h pourraient être en relation avec l'absence d'un « temps de sieste » au début de l'après-midi.
La moyenne section a donc des caractéristiques de grande section pour les oublis et de petite section pour les erreurs (voir ci-dessous).
c). En petite section (les enfants sont âgés de 2 ans et demi à 4 ans), on observe une évolution journalière inverse de celle des enfants de grande section. En effet, le pourcentage d'enfants qui commettent au moins un «oubli» ou une erreur augmente entre 9h et 11h. Il est plus faible au début de l'après-midi qu'à 11h et continue de diminuer à 16h. C'est aussi ce qu'on observe pour la fréquence moyenne des «oublis» et erreurs. Les données recueillies le matin sont corrélées à un ensemble d'indicateurs comportementaux de non-vigilance, de fatigue et d'insécurité affective. En effet, on observe de 10h30 à 11 h une augmentation de la fréquence des bâillements, affalements, étirements, pleurs sans raison apparente, refus de l'activité ou de la tâche proposée, évitements de l'interaction, comportements autocentrés, agressions «hors de propos»... , et du pourcentage d'enfants qui développent ces comportements. La diminution observée au cours de l'après-midi pour la fréquence des « oublis » et erreurs, et le pourcentage des enfants qui en commettent, coïncide avec l'aménagement d'un temps de sieste à partir de 13h30.
Dans toutes les classes de l'échantillon (selon les classes, de 60 à 80% des enfants s'endorment) ; les tests sont organisés à 14h30, et non 14h, lorsque de 80 à 90% des enfants se sont réveillés. Par conséquent, par comparaison avec la moyenne section, et encore plus nettement la grande section, la même organisation temporelle de la matinée (3 heures de «contraintes scolaires» de 8h30 à 11h30) se traduit chez les enfants de la petite section par une non-vigilance croissante (donc moins d'attention, de réceptivité et de disponibilité) et une diminution de l'efficience dans le traitement de l'information de 9h à 11h. En revanche, la possibilité et la réalité d'une sieste au début de l'après-midi entraînent ensuite plus de vigilance et d'efficience dans le traitement de l'information.
d). Le pourcentage des enfants qui commettent au moins un «oubli» ou une erreur, ainsi que la fréquence moyenne des «oublis» et erreurs sont, à tous les moments de la journée, beaucoup plus élevés dans les petites sections des Zones d'éducation Prioritaire que dans celles des écoles « ordinaires ».
Parallèlement, le pourcentage des enfants qui ne commettent ni oubli ni erreur est beaucoup plus faible dans les petites sections de Z.E.P. (les différences sont hautement significatives : les tests statistiques donnent des seuils de significativité qui varient selon les tests de .01 à .000e-01).
e). Les différences entre les moyennes sections des deux groupes d'écoles sont moindres. Elles diminuent encore entre les grandes sections. Autrement dit, les différences se réduisent avec l'âge et les années passées à l'école maternelle.
Les processus de développement, les acquisitions et apprentissages et l'efficacité éducative et pédagogique des enseignants pourraient expliquer ce «rattrapage». Cependant, les différences entre les classes des écoles «ordinaires» et les classes «homologues» des Zones d'Education Prioritaire varient avec la difficulté de la tâche. Elles sont faibles pour les tâches simples (tests avec îles signes iconiques orientés selon un même axe horizontal : par exemple des flèches). Mais, elles restent élevées pour les tâches complexes (tests avec des signes iconiques orientés selon des axes opposés, et tests avec des syllabes). En outre, si l'évolution temporelle des «oublis» et erreurs au cours de la journée scolaire est le plus souvent conforme au modèle établi dans les moyennes et grandes sections des écoles «ordinaires», elle est plus variable et atypique dans les classes «homologues» des écoles de Z.E.P.
On ne peut donc organiser selon un modèle unique le temps scolaire au cours de la journée dans les différentes sections de l'école maternelle. En outre, on ne peut évaluer de la même façon la vigilance, l'attention et le traitement de l'information dans les différents types de tâches, et selon que l'on considère les enfants des écoles «ordinaires» ou ceux des écoles situées dans des secteurs de vie où les familles ont une forte pro¬babilité de cumuler les difficultés matérielles, morales et sociales (Zones d'éducation Prioritaire).
2. Les espaces-temps dans les structures d'accueil et d'éducation
Si on se fonde sur les données de la recherche et les constats de la clinique, deux types d'aménagement paraissent nécessaires :
A. Les lieux d'accueil de l'enfant et de ses parents (les lieux intermédiaires)
Une fonction essentielle des structures qui reçoivent les enfants de tous âges est de créer les conditions d'un accueil sécurisé et sécurisant pour l'enfant et ses parents. En premier lieu, et bien évidemment, elles ne doivent en aucun cas être dommageables pour leur intégrité physique et biologique. Elles doivent aussi assurer à chacun une réelle sécurité affective, c'est-à-dire une ambiance, des personnes apaisantes, des aménagements d'espace et des mobiliers qui lui permettent de «déminer», en tout cas relativiser et de dépasser, l'anxiété, l'inquiétude, l'angoisse, les phobies et les peurs qui le «minent».
Rassurés, les différents enfants peuvent s'ouvrir vers l'environnement, se déculpabiliser, prendre ou reprendre confiance en eux. Sans sécurité affective, ils ne peuvent s'ajuster à l'environnement, réguler leurs émotions et affects, construire ou reconstruire leurs comportements sociaux et systèmes relationnels, et mobiliser leurs ressources cognitives. Ce qui se traduit par des comportements autocentrés, évitements, fuites, bouffées d'hyperactivité, pleurs sans raison apparente, enchaînements d'agressions-destructions et/ou comportements étranges. Ces conduites sont particulièrement marquées et fréquentes au cours de la première heure de la matinée scolaire. L'insécurité affective apparaît surtout en relation avec le vécu dans le milieu familial, que l'enfant soit directement impliqué (maltraitance, attachement « insecure »…), ou u'il soit immergé dans »des bains anxiogènes» induits par les souffrances parentales (maladie, chômage, conditions de travail, mal-être persistant, conflits entre la mère et le père...).
Il faut donc que les parents puissent être également sécurisés, rassurés et déculpabilisés lorsqu'ils confient leur enfant à une structure d'éducation, en particulier l'école.
L'aménagement de «lieux intermédiaires» entre l'amont (le milieu familial, l'environnement urbain) et l'aval (les lieux pédagogiques), permet aux différents enfants, notamment à leur arrivée à l'école, de s'apaiser et de dépasser leurs peurs et inquiétudes, leur anxiété ou angoisse. Il est aussi conçu pour que, au début de chaque matinée scolaire et avant le premier temps pédagogique, chacun puisse avoir le temps de s'activer cérébralement et corporellement, de développer une vigilance et une attention suffisantes pour être réceptif et disponible, et mobiliser ses capacités de traitement de l'information. C'est en même temps des relations apaisées qui peuvent s'installer entre les différents « acteurs » de l'école (enfants-élèves, enseignants, éducateurs, parents).
B. Les lieux de construction des compétences et savoirs
Après un temps de vie personnalisé (ou temps-sujet) dans des lieux intermédiaires, les enfants élèves peuvent «libérer» plus complètement leurs compétences et en acquérir de nouvelles, en tout cas dans le cadre de stratégies qui lient la relation, le temps et l'espace. En effet, dans une organisation temporelle et spatiale qui alterne les temps d'apprentissage scolaire, les temps de découverte et (l'expression « plurielle » dans des lieux diversifiés et les temps de détente, les enfants-élèves se montrent sans limite, quelles que soient leurs limites apparentes ou supposées.
Ceux qui sont dits en échec scolaire surprennent par leurs capacités d'adaptation et de création. les possibilités qui leur sont offertes de vivre des interactions sociales avec différents partenaires, leur permettent de rendre lisibles des capacités de communication insoupçonnées, surtout s'ils ont une étiquette d'enfants autocentrés, craintifs, évitants, hyperactifs, étranges, agresseurs ou destructeurs.
L'aménagement pluriel des espaces donne aux enseignants la possibilité de combiner «les temps ordinaires de classe» dont la finalité est la transmission du savoir et des connaissances, les temps d'acquisition et de consolidation de processus cognitifs autres que ceux des apprentissages scolaires, et les temps personnels ;
Un tel aménagement permet aux parents et familles d'apporter leurs compétences et contributions à l'ensemble des enfants-élèves et au fonctionnement de l'école, sans interférer avec la pédagogie des professeurs. En outre, des lieux de concertation, médiation, projet, création ... donnent à l'école un cadre de liberté pour des relations plus ouvertes et confiantes;
Enfin, les interventions extérieures sont facilitées par l'aménagement de lieux où les compétences et pratiques peuvent être optimisées, qu'il s'agisse de psychomotriciens, rééducateurs, professeurs de sport, psychologues, peintres, musiciens, informaticiens, artisans... (pour des informations sur des réalisations concrètes, voir Montagner, 1996, 1998, 2002).
En conclusion, les structures d'éducation et d'enseignement, et aussi les structures de soins et de loisirs pour enfants, pré-adolescents et adolescents ne peuvent être simplement conçues et réalisées à partir des seules finalités institutionnelles, et des objectifs qui en découlent, ni à partir des seuls intérêts dominants, ni dans l'enfermement d'un à priori idéologique. Elles ne peuvent davantage être enfermées dans une organisation du temps et une architecture ignorantes des réalités qui organisent le développement et les conduites des enfants-élèves. Elles doivent être aussi des lieux dont les bains de relations et les espaces-temps permettent à tous de libérer toute la gamme de leurs compétences, et de les rendre fonctionnelles dans des situations et contextes variés, tout en acquérant de nouvelles compétences.
C'est alors que les enfants, pré-adolescents et adolescents peuvent réguler leurs émotions et affects, organiser leurs conduites sociales et processus de socialisation, apprendre les mécanismes qui fondent les acquisitions et apprentissages.
Les discours sur «l'échec scolaire» et «la violence à l'école» (et ailleurs) ne peuvent avoir de sens que s'ils sont conceptualisés à partir de cette «évidence» nourrie par la recherche fondamentale, les observations cliniques et les innovations pédagogiques, dès lors qu'on place l'enfant-élève au coeur de l'innovation.
Pour prolonger la réflexion :
Une expertise collective de l’INSERM d’avril 2001 « Rythmes de l'enfant ; de l'horloge biologique aux rythmes scolaires » dont un résumé est accessible en ligne.